Pour conclure, la dématérialisation promet beaucoup et, comme toute véritable évolution, ses vertus et ses gouffres ne sont pas isolables. Mais comme on applaudit davantage qu'on ne s'inquiète, je prends le parti pour cette conclusion d'une mise en garde.
Il nous semble important de garder à l'esprit, malgré l'enthousiasme de notre voyage virtuel contemporain, que le cloud computing dans sa version la plus extrême, la dématérialisation « totale », tous ces mécanismes de service pour l'utilisateur, contribuent, si menés dans une marche non réfléchie, à une centralisation, donc à une délégation et donc à une dépendance. Le cloud computing joue, il me semble, sur une ambiguïté sémantique.
En effet, le terme nuage suggère l'idée d'un grand tout, Internet, où tous les éléments interdépendants garantissent un partage qui sauvegarde l'information. Elle n'est plus sur votre ordinateur mais elle est ailleurs. Elle disparait ici, mais elle demeure présente là, dans la douce nébuleuse des serveurs interrelationnés et solidaires. Et peut-être serait-ce ce partage qu'il faudrait plutôt envisager, déjà initié ponctuellement. Mais pour l'instant, le cloud computing renvoie plutôt à une citadelle qu'on vend fortifiée, dont vous ne voyez l'intérieur et à laquelle vous allez confier vos données et calculs, une sorte de super objet C++.
A remarquer que le Cloud serait si transparent qu'à terme, comme indiqué sur le schéma, « [the end user] may very well be unaware that they are using Cloud provided services » (source).
Centraliser les données, c'est les mettre à disposition de statistiques et d'analyses pouvant constituer les premières pierres (déjà posées du reste) d'une surveillance généralisée et, dans l'idée que tout classement est en un sens l'embryon d'une hiérarchie, annonce le spectre un jour d'un possible tri, sur un critère quelconque pour une cause forcément fallacieuse.
La dématérialisation est en droite lignée de l'instauration du fameux Big Brother dont la mention est devenue aujourd'hui tellement clichée qu'on serait pour un peu prêt à l'accueillir joyeusement, comme une évidence déjà acquise. Mais l'invitation de l'oeuvre d'Orwell est bien plutôt celle de maintenir son regard à la fois vigilant et humble. Et parce qu'il ne faut pas se leurrer et se dire que le pari est déjà pris, que le cloud computing n'est peut-être au fond qu'un nouveau nom pour un phénomène depuis longtemps initié, je ne saurais donc que trop conseiller, tel un vieil Erasme, de jouer avec « gaieté de coeur et joyeuseté d'esprit » mais de savoir nous montrer prudents, c'est-à-dire mesurés dans nos usages, lucides tant que possible quant à leur sens et de garder à l'esprit cette citation de l'auteur de 1984 : « Chaque génération se croît plus intelligente que la précédente et plus sage que la suivante ».